Courtes lignes... (+ PLUS)

Humain...dans la main


--- A couvert ! On nous canarde !
--- Aaaaah ! Merde ! Je suis touché !
Instantanément, malgré les déflagrations qui succèdent aux détonations résonnant aux quatre coins du village, je me retourne vers le lieutenant Imbert qui vient juste de crier en tombant derrière moi.


--- T’occupe pas de moi, Julien ! Cours te mettre à l’abri ! C’est pas grave, c’est la jambe !
Je vais me rendre sans faire d’histoires, mais toi, tire-toi vite ! Allez !
Alors sans plus réfléchir, j’obtempère et me met à courir comme un garenne aux abois. Terrorisé par les balles anonymes qui persiflent autour de ma trajectoire zigzagante entre les mansardes et les masures, me revient en flash back la raison qui nous a entraînée dans cette croisière du désespoir transformée en galère meurtrière.
Je suis Julien Decroix étudiant en dernière année de médecine et engagé volontaire auprès des troupes françaises basées en Afghanistan afin de tenter de pacifier ce pays opacifié et de soulager un minimum son martyre guerrier.
Cruelle utopie, et doux leurre qui s’achève en douleur…
Il y a deux heures à peine, nous sommes partis en trio ; le capitaine Rocher dirigeant notre commando et disparu depuis dans la nature dès le début de l’embuscade, Le lieutenant Imbert actuellement assis à grincer et geindre dans la poussière, et moi-même en soutien sanitaire. Le but de la manœuvre étant de rencontrer la population de ce village aux abords chaleureux et sympathique qui se révèle finalement n’être qu’un fourbe guets apens taliban
Alors je cours. Sans savoir ou, mais réalisant malgré tout qu’à un moment donné, je vais me retrouver nez à la barbe des fous de Dieu armés…
Mais je cours. Quand même. Je fuis pour reculer la funeste issue.
C’est ainsi qu’au passage devant une énième porte anonyme et délabrée, l’huis s’entrouvre brutalement et une main fine mais nerveuse me happe le bras avec force en m’arrachant vigoureusement de la ruelle en boue sèche.
Echappant à l’instant au vacarme tumultueux du village en effervescence, me voila confronté au silence glacé et pesant d’une salle vide de mobilier mais empli de la présence d’un jeune afghan malingre et sensiblement de mon âge qui me fixe calmement sans mot dire, sourd sans ciller.
Son visage juvénile ne m’est bizarrement pas inconnu, mais ma mémoire bousculée ne parvient pas à le recadrer dans le décor accorte de ma vie.
Son regard est impénétrable, il est impossible de lire un quelconque sentiment chez l’impassible. Pendant ce temps qui semble s’être suspendu ici, de là bas me parviennent étouffés par les murs épais, les cris enfiévrés des talibans féroces qui me cherchent en forçant le seuil des maisons après raison…mais qui se rapprochent,de proche en proche…
Inexorable et inévitable, le martellement d’un poing hargneux contre la porte de mon asile précaire me fait sursauter. Aussitôt, le jeune garçon jusqu’à alors statufié, saisit vivement la manche de ma parka et m’entraîne vers les arrières de la bicoque miséreuse. Il ouvre la porte donnant sur un aride jardinet et me jette sans ménagement dehors en me montrant d’un doigt déterminé le chemin de la montagne, juste derrière un bosquet d’arbres touffus. Le chemin de ma délivrance et de ma survie, le chemin du campement militaire français.
Ce n’est qu’à cet instant qu’il me délivre les dents serrées ces miettes de mots en bribe de phrase :
--- Shani…Bercy…pas papiers…Caché Shani…Merci !
Et le loquet se referme sur un Julien interloqué. Mais le temps presse, aussi je reprends ma course folle tout en essayant d’analyser ce rébus au rebut. En cinq minutes, je pénètre dans la forêt amie, ses bois formant ma planche de salut. Ce n’est pourtant qu’une heure beaucoup plus tard, surplombant sur la sente tortueuse et torturée le maigre village désormais lointain en contrebas, qu’un flash zèbre ma mémoire braque :
Shani !
Oui, bien sûr ! Comme une évidence, si dense de vie…
C’était l’automne dernier, quai de Bercy à paris. Je déambulai nonchalamment le long des berges de la Seine, quand soudain une vigoureuse descente de police fait irruption dans le paisible site afin de ramasser un maximum de « sans papiers » sans état d’âme puisque couvert par « l’arraison » d’état. Les uniformes qui rendent l’odieux anonyme sèment rapidement la terreur au sein de la population cosmopolite déracinée contre son gré souvent de force.
C’est pendant ces quelques secondes pathétiques et honteuses en démo crasseuse, que mon regard croise au hasard parmi cette foule bigarrée soudain paniquée, l’hagard d’un jeune afghan qui reste figé là, sans plus oser bouger, attendant l’issue fatale de la rafle mécanique avec résignation et fatalisme.
Ne faisant ni une ni deux devant l’odieux diurne, je l’agrippe par une manche de son vêtement maculé et l’extirpe à toutes jambes loin de traquenard légal vers mon appartement situé quelques rues plus loin, le substituant au zèle policier avide de remplir ses quotas d’expulsion…
Il est demeuré emmuré toute la journée chez moi. Le temps de se laver, de se reposer et de se reposer. Bref, de retrouver la dignité humaine à laquelle toute personne a le droit pour rester quelqu’un. Puis le soir venu, juste avant de repartir vers les néons du néant tentant d’éclairer son nébuleux destin, il me dit les seuls deux mots entendus pendant l’espace de ce temps :
--- Shani…merci !
C’est pourquoi ce soir aujourd’hui, au coin du feu de camp, entouré par d’étranges uniformes rassurants, je murmure à l’envie :
--- Oui, Shani, Merci !


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