Courtes lignes... (+ PLUS)

Vague à lame...


--- Voilà ! Ca y est ! Il est enfin fini !
--- Il est trop beau, Frank ! Il est merveilleux ! On dirait un vrai !
--- C’est grâce aussi à toi, Ophélie !
--- A nous deux !


Deux enfants d’une huitaine d’années sont ainsi en extase devant l’œuvre éphémère par effet de mer, de leur courte vie. A coup de seau, de pelle et de râteau, un splendide château a pris forme qui, du haut de ses arrogantes tours crénelées narguent les vaguelettes ondulantes n’osant encore venir lécher ses remparts.
Cela fait maintenant une bonne paire d’heures que la frêle blondinette et le farouche brin de brun se battent côte à côte avec le sol aréneux pour le façonner à leur guise et l’usiner à leur goût.
Il faut reconnaître qu’en cette chaude fin d’après-midi sur cette paisible plage du sud-ouest aoutien, le résultat de leurs efforts conjugués a fier allure et démontre un talent artistique et architectural notable chez les jeunes Ophélie et Frank.
--- Tiens ! Que voilà un drôle de château de princesse et de chevalier !
Dans leur dos, une voix grinçante comme une porte de geôle qui se referme fait sursauter les deux anges qui d’un bond se retournent vivement…Pour faire face à une bien vilaine femme plus usagée que vieille, effrayante d’aspect, toute cassée en angles bizarres et recroquevillée sur une canne menaçante.
Cette personne ancestrale jaillie d’un autre temps ne plaide guère par sa repoussante laideur, la cause méritoire du sixième âge !
D’une voix grelottante et rouillée qui pourtant se voudrait mielleuse, elle interrompt le silence des agneaux :
--- Alors ! Petite blondinette ! c’est toi la princesse ? Et toi la graine de brigand, tu serais le chevalier ?
Pas vraiment rassurés, le frère et la sœur guettant du coin de l’œil au loin la présence de leurs parents liquéfiés sur leur serviette et abrutis de soleil, répondent timidement en chœur :
--- non, madame…
Alors la vieille harpie part d’un rire hystérique qui la fait trembler des fondations au plafond :
--- tant mieux ! C’est parfait ! Je déteste les contes pour enfants ! les pauvres sorcières sont toujours vaincues à la fin !
Et prise d’une fureur aussi soudaine qu’irraisonnée, l’improbable ancêtre se met à détruire hargneusement le si beau château à grands coups de canne et de pied !
Désespérés et horrifiés, Ophélie et Frank saisis par la violence et la méchanceté de cet acte gratuit éclatent en sanglots de concert, puis sous la menace de la canne virevoltante, ils détalent pour trouver refuge auprès de leurs parents transpirant et transparent.
Pendant de longues minutes, l’apprentie sorcière continue de s’acharner rageusement sur le palais de sable rapidement transformé en ruine pâteuse, tout en marmonnant des imprécations mêlées d’injures, d’insultes saupoudrées de formules tragiques.
Tout à son ouvrage dévastateur, elle n’a pas remarqué que brusquement la plage s’est vidée de la présence des derniers baigneurs et autres amateurs de bronzette.
Alors que sur son visage crevassé par la haine ruisselle des larmes de rire acide avec des gouttes de sueur sulfureuse, essoufflée mais satisfaite de son méprisable méfait, elle ne prête pas attention à l’ombre inquiétante qui soudain lui cache le couchant vermeil du soleil.
C’est le grondement sonore et grave qui fait vibrer son pauvre corps concassé et la fait pivoter sur sa canne des talons…Pour contempler incrédule à une vingtaine de mètres, roulant et glissant du large à la vitesse d’un cheval au triple galop, une lame phénoménale de plus de dix mètres de hauteur, écumant d’une rage non contenue ! Un monumental rouleau compresseur aqueux sans tête qui ne met que quelques secondes à avaler goulument la sordie acariâtre, balayée comme un fœtus de paille…
Une de ces vagues hors normes et rarissimes qui s’arrachent de nulle part des flots moutonnants pour disparaître aussitôt juste après comme jamais venues, filles de Neptune qu’il expédie en marine vengeance contre l’engeance inhumaine…


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