Les petits pieds se sont arrachés du lit douillé pour se cacher dessous. Glacés ils se sont échappés des chaussons chauds, afin de protéger si vite le petit corps qui tremble d’effroi, mieux que les petites mains ne sauraient faire.
Les petits pieds ont entendu les marches de l’escalier noir grincer, comme chaque triste soir à la même heure.
Alors les petits pieds ont eu peur et se sont réfugiés sous la couche froissée. De là les grands yeux des petits pieds aperçoivent avec angoisse les chaussures cirées des grands pieds qui écrasent la molle moquette. Les petits pieds n’osent plus bouger de crainte d’être démasqués.
Alors la grosse voix éraillée des grands pieds chuchote avec une fausse douceur :
--- Ou es-tu petit chat ? Ou es-tu caché ? C’est papa qui vient te faire le câlin du soir…
Mais les petits pieds écoeurés ne veulent plus de ce vilain câlin. Les grosses mains poilues qui caressent partout le petit corps. Les doigts sales qui s’insinuent là ou c’est interdit.
Non ! Le petit chat est mort !
Et le papa protecteur s’est transformé en cet inconnu menaçant.
La grosse voix reprend un peu plus fort, enflée par le reproche promettant réprimande :
--- Allons petit chat ! Il n’est plus l’heure de jouer à cache-cache, il est l’heure de te coucher et de dormir…Papa va te border et te bercer…
Non !
Pas de ça. C’est mal. Les grosses mains velues telles d’immenses araignées salissent le petit galet glabre. Les petits pieds ont mal au cœur. De terreur et de dégoût. Qu’ont-ils fait de mal pour mériter ça, les petits pieds ?
--- Chéri… ? Qu’est-ce que tu fais ? Tu descends ? Laisse donc l’enfant dormir, il a de l’école demain ! Il ne te faut pas une heure pour un bisou, quand même !
C’est la voix perchée des talons hauts qui monte d’en bas. De la cuisine lumineuse ou les jolies mains agiles et les fins doigts vernis finissent la vaisselle gluante. La voix pointue qui sauve les petits pieds. La voix grave se fait colère rentrée :
---J’arrive ! Tu permets une seconde que j’embrasse notre enfant, quand même ! Bon ! Petit chat ! Ta mère s’impatiente, alors je te laisse te coucher tout seul …Dors bien, et à demain !
C’est à regret que les grands pieds tournent leurs lourds talons, écrasant au passage par inadvertance le bras siliconé de la poupée confidente.
Au fur et à mesure que le grincement des marches s’éloigne dans l’escalier noir, les petits pieds respirent à nouveau. Soulagés, ils s’extirpent de dessous le lit ami pour aller sagement se blottir au fond des draps blancs.
Les petits bras serrent très fort le nounours consolateur à la fourrure si douce.
Les grands yeux emplis de larmes se referment sur le cauchemar avorté de ce soir, pour aller chercher au pays des rêves un peu d’espoir pour demain…
Les petits pieds s’endorment enfin beaucoup plus tard au sein de la nuit silencieuse dans un dernier sanglot muet.